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  • Jeanne Gourdon

Luna Roja, 22 ans, Bogotá.

Dernière mise à jour : 25 juin 2021


Photo: Luna roja, au centre de Bogotá, 2021.



Naturellement, l'art s'est depuis toujours retrouvé au centre des manifestations et des rassemblements. L'art pour protester, pour s'exprimer ou encore pour s'émanciper. Sous toutes les formes, toutes les couleurs, tous les visages, cette émergence de créativité a donné de la voix à ceux qui n'en avait pas. A Cali, le 13 juin, une statue de 12 mètres a même été érigée en signe de protestation et en mémoire aux personnes décédées pendant le Paro Nacional. Pour certains, l'art est une réelle manière de crier et de se défendre.



Je m'appelle Sofia (Luna Roja mon nom d'artiste), je suis étudiante en design graphique à l'Université de Bogotá Jorge Tadeo Lozano. Je suis illustratrice indépendante depuis près d'un an et demi. J'ai toujours su que j'avais le devoir et la responsabilité de créer de nouvelles réalités, réalités qui reconstruisent le tissu social, le dialogue et répondent à des problématiques dérangeantes et questionnables. Il est essentiel que mon travail soit lié à ma passion, que tout se connecte, mes goûts et mes doutes, et qu'ils m'aident à comprendre le monde et la réalité qui m'entourent mais aussi ma relation aux autres.


Ce que nous vivons depuis des décennies en Colombie est une épidémie sociale évidente basée sur des inégalités et des actes qui détruisent le pays: la guerre, les pulvérisations de glyphosate, le paramilitarisme, les assassinats de femmes et de leaders sociaux, le vol et la corruption des partis traditionnels, les liens qui existent entre le gouvernement, les paradis fiscaux et le trafic de drogue, les forces armées et publiques qui assassinent de jeunes manifestants qui luttent pour un meilleur pays. En Colombie, nous vivons dans des conditions où un membre du Congrès gagne environ 34 417 000 pesos colombiens (7750€) quand la classe populaire peine à survivre. L'éducation est un privilège pour quelques-uns. Il y a des régions totalement oubliées par le gouvernement. Ces mêmes régions vivent une guerre sans fin, et c'est précisément ce que nous vivons aujourd'hui dans les grandes villes.



Dessin de Luna Roja, 2021. "Tu finiras par détester l'opprimé et aimer l'oppresseur".



Grâce à lui, on construit la pensée critique : c'est le pouvoir et la liberté.

Il est aussi difficile d'avoir une vision claire de l'avenir. Nous entrerons dans le monde du travail criblés de dettes. Nos collègues disparaîtront, nous vivrons une guerre éternelle où la cruauté est normalisée et les coupables de ces crimes resteront impunis après avoir causé tant de douleur et de misère.

Ils nous enlèvent notre âme, notre art et l'espoir de pouvoir vivre loin des Hommes qui nous ont maintenus dans la violence. Les femmes, les Afro, les indigènes, les paysans ou quelques "minorités" ne sont pas considérés par les politiciens et sont malheureusement les premières victimes des conflits et de la haine. Je crains aussi pour ma famille, mes sœurs et mes frères qui ont souffert parce qu'ils ne savaient pas s'ils allaient manger le jour suivant. J'ai peur de me battre en vain et, qu’ après une longue lutte, ceux d'en haut continuent à nous tuer.


L'art est l'expression vivante de nouvelles réalités. Il est contestataire, il doit être rebelle et subversif. Il est évident qu'avec les graffitis, les pots communautaires et les manifestations pacifiques, l'art est notre outil clé, simplement car il fait partie intégrante de la culture latino. C'est ce qui provoque l'agacement parmi les "bons gens" qui inaugurent des monuments sans saveur. Notre art parle des gens qui vivent dans les villes. Grâce à lui, on construit la pensée critique : c'est le pouvoir et la liberté.


J'essaye aussi de me retrouver grâce à mon travail. Pour répondre aux questions que je me pose, construire mon propre univers. J'essaye toujours d'être fidèle à moi-même et de dessiner les choses qui me dépassent.



Dessin de Luna Roja, 2021. "Grandes sont les douleurs quand ils assassinent celles qui se battent".


Il faut être ouvert au dialogue pour comprendre que le féminisme latino-américain et la "Marea verde"*


Je suis reconnue comme une femme ouvertement féministe. Mon art est l'outil que j'ai choisi pour comprendre le monde. Grâce à lui j'ai découvert de nombreuses manières de construire ou déconstruire la normalité à laquelle nous sommes confrontés, car elle est prédéterminée et imposée. En Colombie plus précisément, la violence quotidienne se mêle à la violence patriarcale que je considère comme une misogynie culturelle. Les femmes (comprenant l'ambiguïté et la largeur de ce terme) et leur corps ont été le territoire de guerre des hommes (quel que soit le parti, l'idéologie ou le courant de pensée). Nous avons été abusées, ridiculisées, rabaissées et brutalement assassinées.

Nous n'avons pas les mêmes opportunités professionnelles ou universitaires que les hommes. Peu importe les secteurs, il y aura toujours quelqu'un qui essaiera de se moquer ou de rabaisser le mouvement sans vouloir comprendre à quel point il est étendu.


Le machisme est complexe et se retrouve sous différentes formes. Il est présent même chez les femmes qui ont dû vivre avec lui. Nous sommes en constante évolution, même si le gouvernement ne veut pas le voir, en Amérique latine par exemple il est évident que la plupart des ménages sont composés de mères cheffes de famille. La responsabilité dans de nombreux domaines de la société nous incombe sans aucune rémunération comparable aux hommes cis. Il est évident que les hommes subissent aussi les dérives d’un système patriarcal. Ils partent en guerre pour se conformer à un cahier militaire pour le simple fait d'être honorable. Il faut être ouvert au dialogue pour comprendre que le féminisme latino-américain et la "Marea verde"* ne vont pas s'arrêter. Nous sommes présents dans la société en tant qu'éléments actifs de dialogue et de construction, pas seulement de maternité et de flatterie.


C'est simple, entre autres choses, je veux qu'il y ait justice pour les crimes commis, les jeunes et les personnes disparues, que la société atteigne une stabilité où tous les citoyens puissent avoir les mêmes opportunités, que les femmes vivent en toute liberté et sans peur, comme tout le monde, et que le financement de la guerre et des forces armées soit arrêté. Je veux une réforme de la police qui oblige les policiers à s'éduquer et à répondre des actes commis, que les peuples indigènes, les paysans, les Afro et les femmes soient dignes et piliers de notre pays.


J'apprécie l'invitation et je veux aussi en faire une pour les personnes qui me lisent et qui savent que la lutte continue. Nous allons continuer à bâtir ce pays qu'on aime tant. La vie doit être respectée et nous devons trouver un sens à nos luttes. J'invite tout le monde à avoir une pensée critique et décoloniale. Ni la Colombie ni l'Amérique latine ne continueront à être des territoires pillés et massacrés. Notre espoir restera vivant et nos rêves ne seront pas arrachés.



*La Marea verde est un mouvement féministe pro-IVG né en 2018 en Argentine. Ce nom provient des foulards de couleur vert portés par les manifestants, signe de ralliement à cette cause.

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